Les mirages de l’e-sport

Il n’est jamais inutile pour éclairer le présent de tourner son regard vers le passé. Un jour, il y eut un premier homme qui essaya de rattraper un gibier à la course, un premier homme qui inventa le javelot pour ne pas avoir à s’approcher trop près de ses proies, un premier homme qui sauta par-dessus une rivière pour échapper à des ennemis. Leur survie dépendait de leurs capacités physiques. C’est dans cette débauche d’énergie que se trouve le fondement du sport. La nécessité avait précédé la règle.

La règle vint des Jeux de l’antiquité célébrés selon des rites précis. La règle vint du XIXe siècle quand l’oisiveté des aristocrates anglais leur inspira des loisirs qu’ils nommèrent « sport ». La règle vint de l’organisation et de la démocratisation de cette pratique. L’idée était claire, le mot était précis : le sport fait… transpirer.

Les compétitions codifiées se multiplièrent avec, au sommet de la pyramide, les Jeux olympiques, le Tour de France ou la Coupe du monde de football. Le prestige croissant des champions et la croissance parallèle de leurs gains éveillèrent l’intérêt d’autres pratiques qui voulurent se faire labelliser et recevoir leur part de la manne. Plutôt que de les écarter parce qu’elles ne répondaient pas aux critères exigés, le choix fut fait d’élargir la définition pour pouvoir les intégrer. Le sport devint « une motricité à finalité performante ». Cette « lâcheté » risque aujourd’hui d’avoir de plus funestes conséquences.

Car l’e-sport (diminutif de sport électronique) a la prétention de rejoindre la grande famille de l’effort physique. Une telle démarche interpelle. Car quelles pourraient en être les retombées positives pour une activité qui compte déjà deux milliards de pratiquants (qualifiés de gamers). L’e-sport constitue un extraordinaire phénomène planétaire, l’e-sport nécessite pour y réussir des qualités hors du commun, l’e-sport donne lieu à des compétitions haletantes  mais ce n’est pas du sport. C’est un peu comme si les écrivains avaient voulu, un jour, se faire reconnaître comme musiciens parce que le manuscrit et la partition avaient tous les deux le papier comme support.

Pourtant les instances de cette activité (car il y a maintenant une fédération internationale) s’acharnent. Elles ont obtenu que leur discipline soit reconnue comme sport non olympique par le CIO au même titre que le bandy, le korfbal ou le wushu. Elles aspirent à ce qu’elle soit présentée lors des Jeux de 2024. Elles expliquent que l’e-sport est un sport car il nécessite une incroyable dextérité des doigts, fruit d’une longue pratique. L’e-sport serait un sport parce qu’il a des entraîneurs et des sponsors, parce que ses meilleurs pratiquants peuvent être blessés (canal carpien). Enfin ses instances affirment plus cyniquement que l’e-sport est un sport comme les autres puisque des cas de dopage et des paris truqués y ont été relevés.

Sérieusement, quand vous avez passé une heure à disputer une partie avec votre enfant, vous avez, sans doute, apprécié ce moment convivial, vous éprouvez, peut-être, une certaine lassitude nerveuse, mais avez-vous l’impression d’avoir fait du sport ?

Pourtant la présence prolongée devant un ordinateur peut avoir d’heureuses conséquences. Car il existe un moyen efficace de combattre l’obésité, l’hypertension, le diabète, les maladies cardio-vasculaires et même le cancer, qui sont les fruits possibles sinon probables de cette sédentarité : pratiquer un sport, un vrai. Alors vive l’e-sport, s’il débouche sur le sport. À vous d’être vigilants et de déconnecter votre progéniture pour mieux l’inciter à avoir une activité physique. Il ne faudrait pas, même si leurs corps devaient se transformer pour mieux s’adapter à ces nouveaux styles de vie, que nos descendants puissent prétendre qu’il a fallu moins de temps à l’humanité pour se rasseoir qu’il ne lui en avait fallu pour se tenir sur ses deux jambes.

 

Patrick Fillion