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Surmonter un handicap grâce au sport

« Le jour où j’ai ôté le bas de mon survêt’ »

Patrick Fillion est l’un des contributeurs de Salto. Il a été international d’athlétisme. Même s’il a plutôt tendance à se tourner vers l’avenir, il lui arrive, à 72 ans, de se pencher avec reconnaissance sur sa jeunesse, sur cette période de sa vie où le sport a transformé l’adolescent complexé qu’il était.

« Je suis né avec un pied-bot. Aujourd’hui, cette malformation congénitale se soigne, le plus souvent,  par la pose successive de plâtres qui remodèlent l’articulation de la cheville, pour qu’elle ne reste pas dirigée vers le haut. Mais il est nécessaire que cette « récupération » soit entamée dans les jours qui suivent la naissance.

En 1946, dans la petite ville où j’ai vu le jour, il était difficile de trouver des informations sur les traitements possibles. Par un médecin qui consultait, les jours de marché, dans l’arrière-salle d’un café, mes parents obtinrent les coordonnées d’un chirurgien orthopédique qui exerçait à Paris, le professeur Ducroquet. Il leur confirma la nécessité d’une première intervention immédiate et leur précisa qu’il faudrait envisager une seconde opération au moment de mon adolescence.

Je ne repasse jamais sans émotion devant une boutique de la rue de Vaugirard où je suis entré à quatorze ans : pour la première fois de ma vie, j’allais porter une paire de chaussures normales. Car, jusque-là, les seuls souliers qui m’étaient autorisés étaient orthopédiques. Ils montaient bien au-dessus de la cheville. Comme j’obtenais souvent les meilleures notes de ma classe, j’avais droit, dans la cour de récréation, à des quolibets quotidiens : « Tour Eiffel ambulante » scandé par la majorité de mes camarades.

Plus que ces railleries, c’était le « supplice du soir » que j’avais du mal à subir. Douze ans durant, j’ai porté la nuit un corset de cuir qui couvrait ma jambe de la semelle jusqu’au haut de la cuisse et qui tordait ma cheville vers la droite à l’aide d’une barre métallique. Il fallait, au préalable, passer un long moment à nouer le lacet qui fermait mon « sarcophage ».

J’avais beau avoir, enfin, des chaussures semblables à celles des garçons de mon âge, je savais bien que je ne serais jamais tout à fait comme les autres. Ma cheville droite était définitivement bloquée et, par conséquent, mon mollet resterait atrophié. Comme il était zébré d’une cicatrice longue d’une trentaine de centimètres, j’avais du mal à supporter le regard des autres, surtout celui des adolescentes qui me faisaient rêver. En été, sur la plage, je suivais à la lettre les recommandations de mon chirurgien qui m’avait vanté les bienfaits des algues. Je donnais chaque jour à mes frères la mission de récolter celles que la marée avait abandonnées sur le sable afin que je puisse dissimuler ma jambe. Pour aller me baigner, je m’attachais à la taille une longue serviette qui dissimulait le bas de mon corps. Je ne l’abandonnais qu’au moment de pénétrer dans la mer. J’y restais souvent un long moment car dans cet élément je me sentais semblable aux autres.

D’un mal naît souvent un bien. Après ma seconde opération, j’étais resté plâtré durant trois mois et je ne m’étais déplacé qu’à cloche-pied. J’ai toujours pensé que c’est cet entraînement « forcé et forcené » qui avait développé en moi une certaine aptitude au saut en hauteur.

Les débuts, pourtant, ne furent pas faciles. Un camarade m’avait incité à l’accompagner au PUC où il pratiquait le demi-fond. Je passais de groupe en groupe sur la pelouse du stade pour que les entraîneurs testent mes capacités. A l’évidence je n’avais pas les qualités physiques nécessaires pour être un lanceur, ou un sprinteur, ou même un coureur de plus longues distances. Restait l’atelier des sauts. J’ai tout de suite senti que j’étais dans mon élément, que cette répétition d’efforts brefs mais intenses allait devenir une passion.  À la fin de la première séance, en gardant, bien sûr, mon bas de survêtement, j’avais déjà franchi 1,80 m sans aucun style. À peine trois mois plus tard, je disputais les championnats de France scolaires et universitaires au stade Charléty. Nous n’étions plus que quatre en lice et la barre venait d’être placée à 1,95 m. Depuis la tribune, mon professeur d’éducation physique m’incitait, par gestes, à me mettre en short.

À cet instant, j’ai pris conscience que j’aimais suffisamment le saut en hauteur pour avoir envie de continuer et de progresser. Alors j’ai accompli ce qu’il devenait nécessaire d’accomplir. Pour la première fois, d’un geste lent, j’ai ôté mon bas de survêtement… J’étais presque étonné que plusieurs milliers de regards ne se tournent pas instantanément vers moi. J’ai raté mes trois essais. Mais l’essentiel n’était pas là. En rentrant au vestiaire, au grand étonnement de ceux qui m’y avaient précédé, j’ai hurlé I’m free, le tube de « The Who »,

Quelques semaines après, pour la première fois, j’ai osé déposer un baiser sur les lèvres consentantes d’une camarade de classe qui m’attirait.

Avec l’aide de l’entraîneur national de l’époque, André Daniel, il a fallu que j’adapte le saut en rouleau ventral au handicap d’une cheville bloquée. Mais à force de gestes inlassablement répétés, quelques années plus tard, en 1971, j’ai sauté 2,15 m (ce qui reste, à ce jour, mon record). Cette performance m’a valu une nouvelle sélection en équipe de France. Le sport avait changé ma vie. »

 

Patrick Fillion